jeudi 10 avril 2014

L'Inacheval

Et c'est ainsi que S. termina son oeuvre Inacheval. Il était temps pour elle de vendre cette sueur. Mais par où commencer ? Elle appela son amie, Irisa, pour lui demander conseil. À ces suppliques empressées, Irisa décrocha le sourcil, et lui répondit ces mots ailés:

- Et comment ? Déjà ! Ta plume galopante vient à peine de souffler son point final, que tu demandes déjà leurs avis !

Il fallait la comprendre, lui intima S. Et elle lui expliqua les raisons de cette hâte. Elle n'avait plus un sou. Sa poche avait bien su la contenter tant qu'elle était pleine. Mais rien ne se perd et rien ne se crée, la matière première de toute création est la nourriture, et elle-même est produite par l'argent. Celle-ci, parmi toutes ses raisons, était la plus profonde.

- Mais enfin, rétorqua Irisa pour la rassurer, je peux t'aider pour ça. Tu sais bien que l'or vibre dans mes cheveux, et que c'est moi qui dicte aux hérissements de la mer sous le soleil sa variété moirée.

Oui, elle savait, soupira S. Mais elle insista, elle la supplia de la conduire à la Chambre. C'est là en effet que sont jugées ces affaires. Mais la chose n'est pas aisée, car la Chambre se divise en trois sections: la Porte, la Table et le Lit. Chacune d'elles est opérée par un magistrat. Le Portier ouvre la Porte et le Tablier entretient la Table.

- Très bien, céda Irisa, je t'y emmènerai. Rejoins-moi au Coucher du Jour. Je t'emporterai au doux sifflement du Zéphyr à travers les pins noirs. Nous atteindrons la Chambre avant que les Pléïades plongent leurs blanches nuques dans les roses marines.

Mille merci ! éclata S. Elle enfila ses charentaises prises au printemps, agrippa son flottement d'été et débarqua bien trop en avance au bonheur du rendez-vous. Elle eut le temps de ressasser en son coeur les motifs de son action, ainsi que les sentiers battus par son Inacheval, et les mille peines qui avaient assailli son enthousiasme. Elle comptait bien tout leur raconter. Comment, à l'appel d'un geste perdu, elle entama le voyage dont elle ne reviendra jamais. Comment elle perdit l'éclat de ses yeux, la vigueur de ses membres, et tous les autres, compagnons si tendrement aimés! Comment, enfin, au péril de ses plumes, elle but un jour l'eau d'une source noire dont elle oublia le nom. Ah oui ! Décidémment, il fallait vraiment qu'elle leur racontât !

Les Pléïades défirent l'attache de leurs soies, et plongèrent au creux des vagues parfumées. Alors, le Zéphyr frappa de son sabot le marbre éclatant de la Chambre. La Bourrasque s'éleva, et comme la fumée sort du naseau brûlant des chaînes à vapeurs, de même, Irisa s'éfila hors du char, pour y déposer S.

- Salut, Portier ! tonitrua Irisa, un peu hésitante (ce n'était pas son habitude). Veux-tu bien accueillir une amie qui m'est chère ? Elle a beaucoup fait, et veut vous raconter son Inacheval.

Le Portier grinça sa dent de plomb sous la cheville. La tête baissée, dos contre la Porte, il faisait peser ses larges mains sur le levier devant lui. Il grommelait. Ce n'était pas l'heure. Et puis, il était tard. On ne pouvait pas déranger la Chambre comme ça. Il était fatigué. Ses épaules sont lasses. Les années, tous les jours, lui roulent sur le dos.

- Suffit, Portier ! décapa Irisa, plus sûre. Ne viens pas froncer devant nous les plis de ton marbre ! La tonne que tu emploies doit céder. Elle ne peut être aussi grave que ce que j'apporte ici: un ventre affamé !

Oui, gargouilla S. Elle ne s'était nourri jusqu'ici que des vapeurs d'encres de seiches, et d'insinuations que lâchent les oiseaux en plein vol. C'est tout juste ce qu'il fallait en compte de protéines pour soutenir la marche de l'oeuvre. Mais lorsque les ailes gauches des pilotes eurent touché le socle du navire, et que les seiches eurent fui l'épuisette vers leur repaire, c'est-à-dire, lorsque le point final fut accosté, elle sentit monter en elle le contraire de la satiété. Dans un corps qui avait enduré tant de choses déjà. Le Portier comprenait (n'est-ce pas ?) qu'elle n'avait plus le choix. Elle lui raconta les pointes fulgurantes des volcans, et le sifflement des laves sur les peaux. Elle lui expliqua la propagation des ondes amères, et les réverbérations tristes. Et, elle lui dit l'enclume des pierres à mica et leur compression tectonique.

Ceci acheva de convaincre le Portier (deux larmes coulaient sous son oeil). Il actionna le levier. Le cylindre, sur son granit, chut, et le battant s'écarta du chemin. Irisa invita S à s'installer près de la Table.

- Salut, Tablier ! chanta Irisa.
- Salut, Irisa ! sourit le Tablier. Je voyais bien dans mes équerres que tu reviendrais me voir ! J'ai tracé pour toi des bouquets de cercles au compas.
- Oh ! Gentil passereau ! Ne calcule pas mes révolutions; tu sais bien que tes rayons tracent les lignes quand les miens étalent les couleurs.
- Mais tu ne refuseras pas ces gravures ! Vois comme la pointe d'argent, par mille égratignures, a su piquer dans la plaque de cuivre les lignes de tes fines chevilles.
- Oh, charmant Tablier, rit Irisa. Cessons ces badineries. Veux-tu plutôt m'accorder une faveur ?
- Bien sûr ! En toute chose qu'un angle bissèque, ou qu'une gradation mesure, je peux répondre. Tu connais mes balances infaillibles !
- Alors tu ne feras pas mentir la rectitude ton esprit, lorsque je te présenterai les voeux de ma tendre amie.

Salut, Tablier; répéta S. Le Tablier, qui jusqu'alors portait bonne mine, s'étonna. Combien mesurait S ? Sa hauteur, sa taille. Quel profondeur avait S ? Quel était le total des degrés qu'elle avait tournés ? Et le poids de sa peau, le poids de ses os. Et puis, le volume de ses poumons. La quantité de minutes que les souvenirs de S versaient sans cesse. Et l'épaisseur de son ombre.

Elle répondit à toutes ses questions. Et après que les dimensions de son être furent énumérées, elle rapporta son Inacheval. Et elle répéta ce qu'elle dit au Portier. Elle le répéta plusieurs fois; pour l'enregistrement. Et la pointe d'argent creusa dans les plaques de cuivre les lits des fleuves de feu volcanique, les séquences mélodiques de l'éclatement des roches, et le chiffre barométrique de la force tellurique. Elle raconta aussi ce qu'elle n'avait pas dit au Portier. Elle dit les visages sur les plages. Le nombre de faces levés vers l'azur du ciel quand la mer drossait le long des dunes jaunes, d'autres dunes venues d'ailleurs. Elle décrit l'odeur des crèmes sur les peaux brûlées, et la poussière dans les rues du vieux port. Et l'huile des moteurs, et l'huile des explosions, et aussi le camphre dans les voiles de safran.

Toutes ces choses pesaient sur les plaques de cuivre. Et la circonférence du coeur du Tablier enfla. Il frotta ses gravures à l'eau vive, et les déposa dans leurs fourreau chamelé. Bien ! dit sa bouche, tandis qu'il restait silencieux. D'après les trajectoires des orbes, et bon gré le solde des colonnes de la Table, il approuva S. Il ajouta cependant:

- Chère Irisa, quels sont ces mots perceurs des coques des amandes ? ce que tu me portes là est plus que je ne peux supporter. J'ai bien compté le creux de ce ventre affamé, et je ne vois aucune raison de ne pas la conduire au Lit. Tu sais bien pourant, Irisa, que tu ne pourras pas l'accompagner. Aucune lumière ne peut pénétrer l'enclos des brumes. S peut partir. Assurée. Son rapport a été enregistré.
- Oh je sais bien, tendre ami. Je te remercie, et te promets, en échange de ce service, de jeter dans le ciel des boucles de mes cheveux; les meilleures, celles qui forment un huit. Car il faut déjà que je reparte.

S s'étonna.

- Ne t'inquiète pas, répondit aussitôt Irisa, tu n'as plus besoin de moi.

Et elle s'échappa comme le vent sous une aile.

Le Tablier se rassit sur sa chaise de bois. Et par un angle calculé, en une même posture, il salua la lumière, et indiqua le Lit.

S passa derrière le voile. Elle se tenait près du Lit. Elle ne reconnut pas tout de suite celui qui l'occupait. Il était allongé, inflexible. Ajusté, comme Procuste. Lourd aussi. Lorsqu'il l'aperçut, et pour lui libérer un espace à sa mesure, il se déplaça. Comme peut se déplacer une caravane de planètes alignées. Elle s'allongea dans l'interstice, et tout en fixant les nues au-dessus du Lit, elle souffla.

- Salut, Temps ... Je n'ai pas encore parlé jusqu'ici ... sauf pour rapporter mon Inacheval. Irisa m'a mené jusqu'à toi. J'ai sous le bras les plaques de cuivres où sont gravées mes empreintes. Je suis un peu fatiguée, tu comprends. J'ai traversé tant d'épreuves. À la suite d'un geste manqué, j'ai perdu l'éclat de mes yeux, la vigueur de mes membres, et tous les autres, mes compagnons si tendrement aimés. J'ai bu l'eau noire d'une source. Et j'ai oublié son nom. J'ai goûté les vapeurs d'encres de seiches. J'ai cueilli les insinuations que lâchent les oiseaux en plein vol. J'ai vu les fulgurances des volcans, et j'ai entendu la plainte des laves sur les peaux. J'ai visité le foyer des ondes amères, et j'ai vibré sous leurs réverbérations tristes. J'ai soutenu l'enclume des pierres sous les plaques. J'ai aimé des visages sur les plages. J'ai rempli mes poumons de leurs regards vers le ciel. J'ai reçu les dunes que la mer apportait. J'ai appliqué les crèmes sur les peaux brûlées. J'ai marché les rues du vieux port. J'ai frotté les barbes de poussière. J'ai oint les moteurs et les explosions des huiles d'un vieux palmier. Et j'ai soufflé le camphre de Barus dans les voiles de safran.

Dis moi, ô Temps, n'ai-je pas assez vécu ?! La cause de ma venue, c'est ce ventre affamé. Tu sais bien qu'il faut de l'argent pour produire la nourriture. Mais ce ventre a déjà tout goûté, et réclame un métal plus précieux ! Plus précieux que l'argent, plus précieux que l'or, que toutes les cathédrales que la terre roule en son sein. Tu es le seul, m'a-t-on dit, à pouvoir m'aider.
Voudras-tu rassembler ce qu'il convient pour me donner ta réponse ?

En attendant, laisse-moi, je te prie, profiter quelque peu de ce lit. Il y a bien longtemps déjà que mes yeux ne se sont pas fermés. Je veux scruter l'ombre de mes paupières. Pour déloger la poussière jaune à la source de mes larmes ...

Étrange sensation.

Je ne vois plus la teinte orangée, ni les pétioles de veines bleues. Le grain d'or a disparu. La source noire s'est tarie.

Je n'ai plus faim.
Scons Dut

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