dimanche 12 juillet 2015

Les Pages Ratées - Leconte de Lisle vu par Baudelaire

Je vous présente ici une véritable page ratée de Baudelaire, trouvée en appendice du recueil Poèmes Barbares de Leconte de Lisle (édition de Claudine Gothot-Mersch, NRF, Gallimard). Baudelaire avait entrepris la rédaction d'un portrait de Leconte de Lisle (né à Saint-Paul sur l'île Bourbon, i.e., l'actuelle île de la Réunion) en vue d'une anthologie des poètes français. De ce portrait, voici l'introduction:

"Je me suis souvent demandé, sans pouvoir me répondre, pourquoi les créoles n'apportaient, en général, dans les travaux littéraires, aucune originalité, aucune force de conception ou d'expression. On dirait des âmes de femmes, faites uniquement pour contempler et pour jouir. La fragilité même, la gracilité de leurs formes physiques, leurs yeux de velours qui regardent sans examiner, l'étroitesse singulière de leurs fronts, emphatiquement hauts, tout ce qu'il y a souvent en eux de charmant les dénonce comme des ennemis du travail et de la pensée. De la langueur, de la gentillesse, une faculté naturelle d'imitation qu'ils partagent d'ailleurs avec les nègres, et qui donne presque toujours à un poète créole, quelle que soit sa distinction, un certain air provincial, voilà ce que nous avons pu observer généralement dans les meilleurs d'entre eux.
M. Leconte de Lisle est la première et l'unique exception que j'aie rencontrée. En supposant qu'on en puisse trouver d'autres, il restera, à coup sûr, la plus étonnante et la plus vigoureuse. [...]"

Alors que dire ? D'abord, et afin qu'on ne m'accuse pas d'avoir tronqué arbitrairement le texte, notez, chère lectrice, cher lecteur, que Baudelaire apprécie réellement Leconte de Lisle. Il le fait cependant en négatif: Leconte de Lisle est d'autant plus lumineux qu'il s'oppose à sa (supposée) nature originelle. Je ne m'attarderai pas sur l'occurrence évidente des thèmes propres à la vision occidentale de l'Autre colonisé: n'être qu'au présent, caractère juvénile, versatilité, et superficialité. Ce travail, je le poursuis ici.

Que dire donc ? Et bien, peut-être:  que le génie singulier peut bien dresser le faîte de son esprit jusqu'au doux bleuissements des vapeurs célestes, il nous paraitra, encore, et encore, et toujours, se prendre les pieds au tapis de son siècle.
SD, miséricordieuse