jeudi 28 mai 2015

Le message, le texte littéraire

Je souhaite, dans ce billet, faire suite à un très chouette article de C. Placial à propos du problème de l'assignation d'un message à un texte littéraire (disons, un poème). Plus particulièrement, elle cite Meschonnic qui, à propos de la traduction, intimait de traduire ce que le texte fait, et non ce que le texte dit.

Alors, c'est peut-être évident et très connu (après tout, je ne suis pas spécialiste), mais ça m'a rappelé un passage de l'ouvrage de P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, qui pourrait sans doute éclairer un peu cette chose obscure au fond du pot :)

Aristote a voulu réfuter les sophistes. Très rapidement, les sophistes ne considèrent pas la fonction de signification du langage, c'est-à-dire, le fait qu'un discours est un ensemble de signes qui renvoient à, réfèrent à, symbolisent des choses réelles. Le discours est une chose réelle, qui n'est que ce qu'elle est.

La position de Gorgias, en particulier, est tout à fait remarquable. En effet, il y a, selon ce dernier, une inexpugnable incommunicabilité des sens. Ce qui est perceptible par l'ouïe ne saurait être perçu par un autre sens que l'ouïe. Ce qui est perceptible par la vue ne saurait être perçu par un autre sens que la vue. Or, le discours est une réalité audible (une voix sonore), ou visible (des gribouillis noircis sur une surface), etc. et ne peut donc pas faire se manifester des choses perceptibles autrement. J'ai beau crier très fort TONNERRE, le ciel n'éclatera pas des falaises de nuages au-dessus de la tête de mon interlocuteur. Le discours est une réalité sensible comme les autres, et n'a donc pas plus que les autres le pouvoir de faire se manifester les diverses réalités.

C'est très étrange dirons-nous. Car après tout il semble bien que lorsque Sappho chante la noirceur de la terre que foulent les Achéens, je comprenne ce qu'elle dit. Il semble bien que ce discours signifie quelque chose. Oui, mais d'après une interprétation de Dupréel rapportée par Aubenque, selon Gorgias, c'est parce que j'ai eu auparavant l'expérience sensible de la noirceur, de la terre, etc. que le discours que je reçois maintenant devient significatif. Sans cette expérience préalable, ce discours resterait pour moi ce qu'il est, à savoir, une suite de sons, ou gestes, etc.

Reprenons. Ainsi, lorsque je discute gentiment avec Sappho, nous ne communiquons pas vraiment. Simplement, nos paroles sont réverbérées aux miroirs de nos expériences respectives. Il s'agit moins d'une communication que d'une communion. Ou, selon les termes d'Aubenque, le discours pour Gorgias n'est pas le lieu de rapports significatifs entre la pensée et les choses, mais est l'instrument de rapports existentiels  (persuasion, menace, suggestion, etc.) entre les humains.

Alors, quel rapport avec le problème de l'assignation d'un message à, disons, un poème ? Si je reformule: en quoi consiste le problème de l'assignation d'une signification à un poème ? Et bien, je dirais que c'est supposer un régime discursif qui n'est pas forcément adéquat. C'est supposer que le poème en question cherche à communiquer une information. Peut-être que lorsque Meschonnic dit qu'il faut traduire ce que le texte fait, plutôt que ce que le texte dit, il a à l'esprit une conception gorgiasienne (?) du discours poétique.

Lorsque toutefois je persisterai à affirmer que tel poème dit vrai, cela peut s'entendre en plusieurs sens. Ou bien, j'adopte une position, disons aristotélicienne (même si comme d'habitude avec lui, c'est plus compliqué), qui séparerait le discours de l'être, et qui distinguerait parmi les espèces de discours celle qui présente une fonction révélatrice (apophantique dira-t-on à table) des choses (de l'être appuiera-t-on après le trou normand), auquel cas ce poème dirait vrai de la même manière que le théorème de Pythagore dit vrai.

Ou bien, j'adopte une position plus gorgiasienne, auquel cas ce poème dirait vrai dans la mesure où mes réminiscences sensibles, mes vieux morceaux de papier rêvé, viennent s'emparer de ce poème pour former une chose réelle, une chose qui est. Et d'une chose qui est, il est vrai de dire qu'elle est (à peu près).

Évidemment, Gorgias n'a pas dit tout à fait ça, Aristote non plus, Aubenque a un propos plus nuancé, je n'ai pas lu Dupréel, etc. MAIS PEU IMPORTE ! Merde alors !! Bon sang, chère lectrice, cher lecteur, quand vas-tu enfin comprendre que tout ce qui compte pour moi est de loger une Joie d'Airain au creux de tes molaires ?!! Pour qu'à chaque coin de tes lèvres que mes paroles soulèveront, le berger cherchant son dernier agneau à la tombée du jour, le pêcheur sortant son filet d'argent sous le velours de la nuit, et l'adolescent de quatorze ans posé près de son beau scooter rouge, puissent tous ensemble voir d'un même oeil, illuminés, près de ta glotte gluante, ces lettres de feu

S C O N S    D U T
^^

lundi 4 mai 2015

Le beau rivage

Oui, voilà, c'est bien ce que je disais. J'ouvrais cette lettre, et je lisais ces mots:
Je vous ai trop aimé ... adieu
Comprenez, je n'allais pas très bien à ce moment. C'est-à-dire que ...  chaque jour, le matin, puis après le déjeuner, et le soir avant le coucher du soleil, je visitais cette vieille malle où s'arrangeaient en diverses piles quelques pans plus ou moins large de mon existence. La contiguïté de l'espace donnait d'ailleurs un air étrange à ce contenu. Un arlequin de souvenirs; ici les étoffes brillantes, des lunes pour l'eau bleue des océans nocturnes; là les voiles gris, humides encore des buées de regards oubliés.

Ma convalescence s'arrêta toute nette sur cette lettre, petit carton blanc aux fines bordures. Je vous ai trop aimé ... adieu. Soyez certaine etc. La suite est connue. L'auteur est oublié (peu importe).

Je tremblai. Je remis la lettre à sa place, à la page 187 de l'Ouvrage. Me levai, descendis, ouvris la large porte où sautillaient quelques angelots d'acajou.

Puis, enfin, je m'assis très confortablement là où l'herbe fut la plus douce, à l'ombre la plus bienveillante du plus vieil arbre du jardin.

Je contemple, depuis ce jour, toute l'étendue de l'horreur; l'onde amère; qui va; qui vient; invariablement; rappelant à mes fines chevilles, les coquilles glacées, l'effluve salée, des huîtres, écrasées.

sd