samedi 2 juillet 2016

Qui est S.D. (4)


Qu'est-ce que l'oubli, sinon le passage d'une structure riche à une structure pauvre ? Foncteur impitoyable du coeur à la langue ...

Je raconte mon histoire. Comme si elle était déjà là. Qu'il ne suffit que d'ouvrir l'armoire, extraire le grand manteau, et s'en vêtir. Mais je raconte, j'ordonne, je juxtapose, je coud ensemble les tissus, les chairs. Et le miroir me montre l'arlequin, couleurs bouffonnes, inassorties. Clown pourri.

Il faut que je m'y résolve. On ne peut pas opérer le décompte de l'intensité du souvenir amoureux. On ne peut pas opérer ainsi. J'ai essayé, mais je perds le fil, et ne distingue plus le souvenir et le récit du souvenir. Souvenir amoureux, souvenir monstrueux, souvenir indémontrable.

Je divinise F. Voici comment.

*

F tint parole. Personne d'autre ne sut rien. Je fus tout pour elle. Elle fit trôner mon bonheur au-dessus du sien, comme la Lune éclipse le Soleil. Douze années.

Douze années. C'est ridiculement littéraire. Nous avons fêté ces douze années le douze mai dernier. Comment voulez-vous que je n'en fasse pas une histoire ? Comment résister à la tentation de faire d'une contingence numérique le signe d'une main tendue ?

Ce furent de belles années. Nous avons grandi ensemble. Nous nous sommes soutenus dans les épreuves. Rétrospectivement, je vois le germe de ce qui nous arrive. Il m'a manqué la parole.

**

Petite anecdote. Mon héros est Ulysse. Je préfère l'Odyssée à l'Iliade. Il y a cependant, dans l'Iliade, au chant III, la scène suivante. Du haut des remparts de Troie, Hélène décrit pour Priam les héros achéens. Arrivant à Ulysse, fils de Laërte, aux ruses inépuisables et conseils plein de sagesse, Anténor ajoute le récit (en incise comme souvent chez Homère) d'un soir où il reçut Ménélas et Ulysse en son foyer. Ménélas était plus grand de taille, et fit un beau discours.

    Mais quand se leva Ulysse le subtil,
    Il se tint d'abord immobile, les yeux fixés sur le sol,
    Sans remuer son bâton, ni en avant, ni en arrière;
    Il le gardait tout droit, comme un homme hébété;
    On l'aurait cru quelqu'un qui s'est fâché, ou qui est sot.
    Mais quand, de sa poitrine il laissa sortir sa grande voix,
    Et des mots pareils à des flocons de neige en hiver,
    Alors personne avec Ulysse n'aurait pu rivaliser;
    Et ce n'était plus l'allure d'Ulysse qui nous étonnait.
Iliade, III, v. 216-224
trad. J.-L. Backès 

Des mots pareils à des flocons de neige en hiver. Apparemment, d'après la version bilingue que j'ai, Homère emploie le terme χειμερίῃσιν que je suppose lié au terme χειμών pouvant signifier hiver et froid, mais aussi orage et tempête. Je ne suis pas philologue, donc je ne m'avancerai pas trop sur ce sujet. Mais je trouve magnifique l'ambiguïté entre la douceur d'un flocon de neige, et la puissance terrifiante d'une tempête en hiver.

J'aime cet extrait. Il figure même en tête de mon mémoire de thèse. Là encore, je ne peux pas m'empêcher de voir un signe. C'est ridicule. Mais, là tout de suite, ce qui est sûr, c'est que j'aime cet extrait. Et il me vient quelque fois le désir un peu fou, toujours ridicule, de laisser s'échapper de l'enclos de mes dents une grande tempête de neige douce. Oui, comme Ulysse. Tout pareil. C'est ridicule.

***

F a confirmé qu'elle ne voulait plus être en couple avec moi. Que ce n'était ni un caprice, ni une fantaisie, mais ce qu'elle voulait. Qu'elle aura toujours pour moi une affection très profonde, un amour très spécial, mais pas un amour amoureux. C'était sans doute ce que je craignais le plus d'entendre. Je pensais, vraiment, que de telles paroles me foudroieraient sur place.

Et pourtant, ce n'est pas ce qui est arrivé. On marchait le long d'un lac. Pendant cinq ou dix minutes, je fus étonnée, comme une cloche que les douze coups de minuit frappent en cadence. Douze coup, et la persistence d'un bourdonnement dans l'air, les harmoniques liquides de mon système nerveux sans doute.

Puis, il y eut un sentiment mêlé de paix et d'étrangeté. Une paix intranquille. Et la fierté d'une noble action à compléter: accepter, libérer, et aimer sans retour. 

Et surtout, une admiration sans borne devant ce que F venait d'accomplir. Il m'est très difficile d'en peindre avec justesse les raisons. F, trop longtemps, écrasait ses souhaits, ses désirs, pour ne pas me faire du mal. C'est une erreur, oui, mais aussi le témoin d'une grande force. Et là, je voyais F, s'affirmer, enfin. Se détacher de celui qui fut pendant douze ans l'autel le plus sacré pour elle. Atlas n'a pas cette puissance. Le titan ne saura jamais ôter l'astre noire de ses épaules, et se relever. Jamais F ne fut si belle ...

****

L'exaltation persista deux jours. Parce que je reste soumise à cette mortelle condition, le doute, la peur, la colère, la jalousie, la stupidité. Il est des noblesses que je ne peux soutenir. Des récits que ma chair ne peut pas suivre. Est-il raisonnable de coudre à son coeur l'image d'une tragédie ? Ce qui sort de ma bouche est encore de la salive, rivière sous la langue. Tempête baveuse.

sd, clown odysséen

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