jeudi 23 février 2017

Le boudin noir

Il m'a longtemps paru que
   pour parler depuis cette tribune où je me tiens,
il fallait un sujet grave.

Il fallait
   rendre chaque mot
      plus lourd
      plus dense.

Y mêler états d'âme abyssales
   et confiture érudite.
Comme,
   je ne sais pas,
      une mousse de sang noir,
      les anneaux d'un serpent.
      une pomme d'ivoire,

Hélas,
   je souffre du trait vagabond
   d'un esprit frivole.

Présentez-moi du sang, une pomme et un serpent,
   eh quoi ?
Je pense à un boudin noir !

Boudin noir...
c'est ridicule...

Non non, il aurait fallu parler, je ne sais pas, de péché originel, de souillure, de rédemption par la souffrance.  Ah la souffrance, cette étrange monnaie ! L'économie céleste fait un drôle de marché.

Ohé chalands ! Regardez ce beau pâté d'alouette, ornement royal à votre âme de mouette. Ô vous, qui brassez l'embrun salé de l'esprit, vous qui agrémentez par vos blanches missives les fronts des mortels, oui ? non ?
(Ah non, mon p'tit môssieur, rien pour l'albatros.)
Du boudin noir ? Vous préférez le boudin noir ? Soit.

Chante ô Muse, ce gastronome illustre
Qui trop longtemps erra dans les foyers
Parmi les sauces, aux rôtis d'ailes noyés,
Que fit blondir son nom, Apicius.

Or Apicius, sur sa table de bois
Pensif, ailleurs, comme une abeille aux fleurs
Hypnotisée, voyait son désarroi
Croître et grossir de funestes horreurs.

« Ô compagnons, fidèles commensaux,
Tenez mon glaive aigu, dans la farine
Creusant fossé. D'abord, le miel et l'eau,
Et pour finir, la douce nectarine.

Voyez ma main, à leurs trois fronts craintifs
Trancher le poil de trois pourceaux bien gras.
C'est pour les dieux – ne les oublions pas !
Ménagez l'Immortel, hommes chétifs. »

Sur ce conseil bien sage, il les piqua
Aux flancs dodus – et dans un large bol
Il récolta les cris aigus du col,
Le sang épais et chaud de trois Etnas.

Alors, miracle ! ô nuit de mille ancêtres
Dans la pièce abattue – plus rien ne luit,
Et l'entraille pliée, notre fier Maître
Tâtait le pouls d'un muscle bien trop cuit.

Apicius, ahuri, sentit faillir ses mains
« Comment ? Sancho, c'est toi ? si familière Panse
Si gracile et si vaste en aventures rouge carmin !
J'attendais Tirésias, mais ok, vas-y, commence. »

« Oui, bon, bien, c'est gentil. Mais je passais, j'ai vu le sang de trois
pourceaux, comme trois Etnas, versé dans un creuset de farine. J'ai pensé, ô
noble Forgeron, que tu préparais une transaction. Je m'y connais aux commerce
des morts. J'ai eu pour maître, tu sais bien, le plus noble des zombies : une
chair de chevalier que tout esprit avait fui.

Tu attendais un devin ? Alors, laisse-moi prédire pour toi. Tu ne reviendras
pas indemne de la recette que tu entames. Tu as, perçant l'oeil des tonneaux
ses fils, irrité le dieu des tavernes. Arriveras-tu au terme ? Je pense que
oui. Mon avis cependant se trouble. Il te faudra sonder la profondeur du sang
versé. »

Sur ce conseil bien sage, il disparut.
Fallait-il pour autant crier repos ?
Hélas, un pas de boucle, un anneau brut
Rampait au pied de notre bon héros.

L'antique tentateur se démêla
L'écaille rouge et, abreuvé de venin,
Rameau brisé d'hiver, glace de zinc,
Sillage de torpeur bleue, il siffla:

« Ô noble Apicius, maître en festin, Roi des écuelles, enchanteur des convives aux tables gorgés de thym. Où sont les danseuses parfumées de la rose ? Et l'ambre luisante des graisses rôties ? Et le monde d'outre-cuisse qui me vit naître, comme la pomme à son arbre à jamais nouée ?

Ainsi t'aperçois-je, glosant sur ta pauvre table de bois impur, prières et litanies. Pauvre voix engrossée d'élégies ? Qui pleures-tu ? Tu verses le sang de trois pourceaux comme trois Etnas. Crois-tu que cela suffira ? Le commerce des morts est bien plus exigeant.

En ce bas-monde de fadeur, le terne et l'impair sont hôtes bien connus. Ce qui séduit ici, c'est le rayon. La perle d'huile sur une chair de volaille en brasier ? Où sont les ailes de ton labeur ?

Laisse-moi t'aider, homme de bon goût. Voici ouvert pour toi, l'orbe de mes entrailles. Pénètres-y, garde le glaive si tu veux. Et contemple, au fond de ce lac d'ombres connues, l'image rôtie de ta peau. »

Chers convives, je n'ai hélas pas eu le temps de finir ces petits vers. Ce que je sais de la suite de cette histoire tient en peu de lignes. Apicius pénétra la gueule du serpent. On ne le revit plus. On dit qu'il contemple dans le sang les sédiments de ses ancêtres. Vivant, il est encore vivant. C'est sûr. Chaque jour, les bouchers, prêtres de cet ordre, répète son geste.

En ce qui me concerne, j'espère (enfin, le puis-je ?) que vous avez pu apprécier la saveur étrange de cette parole en boudin noir.

Ah ! J'ai oublié la pomme. Elle viendra plus tard. Espérons.


sd cocinante

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