dimanche 18 septembre 2016

Habiter poétiquement le monde

Je trouve très énigmatique l'invitation à «habiter poétiquement le monde». Et avant même de demander pourquoi nous devrions l'habiter ainsi, je demande plutôt ce que peut bien signifier cette disposition particulière. Je suis sur cette question, pour l'instant, agnostique. Je me contente de noter, au gré de mes lectures, tel ou tel fragment qui, peut-être, illuminerait ce noeud d'un éclat spécifique. Et je crois bien avoir trouvé une pièce de cet ordre chez Jaccottet, dans le recueil intitulé Paysages avec figures absentes. Dans ce recueil, écrit en prose, Jaccottet se fait le Peintre de paysages, ou plutôt, le Passager de ces paysages, ou encore, le Traversé de ces paysages. Paysages frugals. Qui par moment, comme une lumière sous la porte, laisse entrevoir une absence, une échappée.

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[...] Divers signes, les uns réels comme l'autel aux nymphes, les autres (beaucoup plus nombreux) partiellement ou totalement imaginaires, orientaient ici l'esprit vers un certain point de l'espace et du temps, vers la Grèce, vers l'Antiquité; non pas le moins du monde dans un mouvement d'érudition ou de réflexion abstraite (pas davantage de retour au passé comme à un temps meilleur que le présent, de fuite dans le révolu), ni d'une façon méthodique ou exclusivement rationnelle. La leçon que je devinais cachée dans le monde extérieur ne pouvait être énoncée qu'obscurément, telle qu'elle avait été écoutée : dans l'intérieur de ces lieux était un souffle, ou un murmure, à la fois le plus ancien, le tout ancien, et le plus neuf, le plus frais; déchirant de fraîcheur, déchirant de vieillesse. Je ne croyais pas, est-il besoin de le dire? que les nymphes fussent revenues, ni même qu'elles eussent jamais été visibles; je n'allais pas me mettre à prononcer des prières ou à chanter des hymnes grecs. Simplement, c'était comme si une vérité qui avait parlé plus de deux mille ans avant dans des lieux semblables, sous un ciel assez proche, qui s'était exprimée dans des oeuvres que j'avais pu voir ou lire (et dont l'école, par chance, avait su me communiquer le rayonnement), continuait à parler non plus dans des oeuvres, mais dans des sites, dans une lumière sur ces sites, par une étrange continuité (que certains aspects de l'Histoire nous cachent). Encore était-ce trop préciser; pour être tout à fait exact, je devrais, après avoir évoqué l'image de la Grèce, l'effacer, et ne plus laisser présents que l'Origine, le Fond : puis écarter aussi ces mots; et enfin, revenir à l'herbe, aux pierres, à une fumée qui tourne aujourd'hui dans l'air, et demain aura disparu. [...]
Paysages avec figures absentes
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J'ai repris, depuis peu, la lecture de Totalité et Infini, de Lévinas. Je ne suis évidemment pas du tout qualifiée pour me permettre "d'appliquer" l'approche lévinassienne à la poésie de Jaccottet. C'est pourtant ce que je vais faire, car le risque est faible qu'on m'assassine lorsque j'ouvrirai la porte.

Dans cet extrait, le poète semble être un terme d'une certaine relation. Relation avec quoi ? avec qui ? Quelques signes manifestes, des dieux, des nymphes, d'abord. Mais c'est encore trop. Il précise qu'il s'agit d'une leçon. Une parole donc, une parole de maître, mais sans forme précise, sans concept vehiculé. Le poète évoque ensuite l'Origine, le Fond, mais c'est encore trop. Probablement trop totalisant. Et, animé d'une certaine tension, comme pour rester droit, pour éviter un trop violent revêtement par la chape des mots, le poète demande à revenir à l'herbe, aux pierres, à cette fumée qui bientôt aura disparu.

Le poète se fait ici l'exemple d'une certaine attitude. Il succombe presque. Ou plutôt s'agenouille devant cette manifestation que rien dans sa bouche ne peut saisir. Le poète se retire. Il fait comme un pas en arrière, pour attester la distance.

Peut-être, et j'emprunte plus explicitement le vocabulaire de Lévinas, peut-être que ce à quoi le poète fait face n'est pas tant un paysage, mais un Visage. (Ce recueil Paysages avec figures absentes auraient sans doute pu s'intituler Visages avec formes absentes, voire même tout simplement Visages [1].) Et ce mouvement de retrait du poète atteste, peut-être, du respect de la première parole du visage «Tu ne tueras point». Plus encore, ce mouvement atteste la bonté du poète, en ce que, porteur de la responsabilité de ne pas tuer, et libre de le faire, il choisit le maintien face-à-face, attitude de justice et de vérité. Terrible puissance du visage.

Je ne résiste pas à l'envie de citer deux autres extraits du même recueil.

***

Il apparaît aussi, une fois de plus, que la comparaison peut éloigner l'esprit de la vérité, l'énoncé direct la tuer, n'en saisissant que le schéma, le squelette. De sorte que l'on songe à nouveau au détour,  à la saisie, en passant, d'un élément, à propos d'autre chose peut-être; voire à une phrase qui semblerait d'abord sans rapport avec les éléments donnés. C'est-à-dire, non plus à une comparaison entre deux réalités sensibles, concrètes, telles qu'écume et lingerie; plutôt, à une prolongation, à un approfondissement de la chose visible selon son sens obscur et en quelque sorte imminent, à une manière d'orientation; à l'ouverture d'une perspective. La tâche poétique serait donc moins, ici, d'établir un rapport entre deux objets, comme pour le faire au-dessus d'eux scintiller, que de creuser un seul objet, ou un noeud d'objets, dans le sens où ils semblent nous attirer, nous entraîner.
Travaux au lieu-dit l'Étang

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Qu'est-ce donc que j'aurais voulu dire ? L'émotion (exaltante, purifiante, pénétrant au plus profond) d'entendre, me trouvant au-dessus d'une vaste étendue de terre, de bois, de roche et d'air, les voix d'oiseaux invisibles suspendues en divers points de cette étendue, dans la lumière. Il ne s'agit pas d'un exercice de poésie. Je voudrais comprendre cette espèce de parole. Après quoi (ou même sans l'avoir comprise, ce qui vaudrait peut-être mieux), je serais heureux de la faire rayonner ailleurs, plus loin. Je cherche des mots assez transparents pour ne pas l'offusquer. Je sais par expérience (mais le devinerais aussi bien sans cela) que j'ai touché maintenant cette immédiateté qui est aussi la plus profonde profondeur, cette fragilité qui est la force durable, cette beauté qui ne doit pas être différente de la vérité. Elle est ici et là, distribuée dans le jour, et les mots ne parviennent pas à la saisir, ou s'en écartent, ou l'altèrent. Les images, quelquefois, en éclairent un pan, mais pour laisser les autres obscurs; et l'énoncé direct, le plus simple, quelque chose comme : «l'étendue est peuplée d'oiseaux invisibles qui chantent», ce que l'on rêve d'obtenir, une ligne sans ornements et sans détours, tracée avec modestie, presque naïvement, serait-ce qu'il nous est désormais impossible d'y atteindre ? Il semble qu'il faudrait dormir pour que les mots vinssent tout seuls. Il faudrait qu'ils fussent venus déjà, avant même d'y avoir songé.
   Probablement n'est-ce que moi qui trébuche.
Oiseaux invisibles

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Ainsi le poète peut-il soutenir aussi longtemps l'effort du face à face avec ce visage ? Rien n'est moins sûr. Ce retrait n'est jamais si loin de la fuite, c'est-à-dire de l'anéantissement de l'Autre dont il accueille le visage. Il y a comme un air de tragédie ...

Cette fumée qui demain aura disparu.
L'inéluctable meurtre 
par la bouche du poète à peine tue.

sd

[1] Noter que le recueil s'intitule Paysages avec figures absentes et non pas Paysages sans figures. Il y a donc présence d'une certaine figure qui pourtant ne se laisse pas saisir. En ce sens, cette figure est proche du Visage lévinassien.

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