lundi 26 septembre 2016

Habiter poétiquement le monde (2)

Habiter poétiquement le monde est une formule toujours étrange. Dans ce poste, je l'envisage selon sa connotation mystique. C'est-à-dire, cette disposition qu'aurait le poète à accueillir les leçons cachées dans, comment dire, les signes des choses. Et, disons-le franchement, cette possibilité pour le poète d'établir comme une connexion avec ce qu'il faut peut-être nommer l'ordre divin du monde. Poète prophète.

Cette dimension est manifeste chez Jaccottet, quoique ma formulation ne lui conviendrait sans doute pas, étant trop brutale. Lorsqu'un de ses amis, à peine rencontré, lui demandait
« Mais vous, quelle est votre espérance ? »
 Jaccottet ne sait quoi répondre. Question difficile.  Il tente de saisir son sentiment en poème.

   Poids des pierres, des pensées
   Songes et montagnes
   n'ont pas même balance
   Nous habitons encore un autre monde
   Peut-être l'intervalle
 
Le poète éprouve comme deux ordres de mesures. Le premier, dit-on, serait l'ordre du nombre, « les millions, les milliards d'années ou de kilomètres de la science ». Le second est ce par quoi nous sommes réfractaires au premier, ce par quoi nous éprouvons le sentiment « d'échapper par quelque côté ». Je cite plus longuement.

*
En fait, de toutes mes incertitudes, la moindre (la moins éloignée d'un commencement de foi) est celle que m'a donnée l'expérience poétique; c'est la pensée qu'il y a de l'inconnu, de l'insaisissable, à la source, au foyer même de notre être. Mais je ne puis attribuer à cet inconnu, à cela, aucun des noms dont l'histoire l'a nommé tour à tour. Ne peut-il donc me donner aucune leçon - hors de la poésie où il parle -, aucune directive, dans la conduite de ma vie ?
Réfléchissant à cela, j'en arrive à constater que néanmoins, en tout cas, il m'oriente, du moins dans le sens de la hauteur; puisque je suis tout naturellement conduit à l'entrevoir comme le Plus Haut, et d'une certaine manière, pourquoi pas ? comme on l'a fait depuis l'origine, à le considérer à l'image du ciel...
Alors il me semble avoir fait un pas malgré tout. Quand même je ne pourrais partir d'aucun principe sûr et que mon hésitation se prolongeât indéfiniment, quand même je ne pourrais proposer à mon pas aucun but saisissable, énonçable, je pressens que dans n'importe quelles conditions, à tout moment, en tout domaine et en tout lieu, les actes éclairés par la lumière de ce «ciel» supérieur ne pourraient être «mauvais»; qu'une vie sous ce ciel aurait plus de chances qu'une autre d'être «bonne». Et pour être moins vague, il faudrait ajouter que la lumière qui nous parviendrait de ces hauteurs, par éclaircies, lueurs éparses et combattues, rares éclairs, et non continûment comme on le rêve, prendrait les formes les plus diverses, et non pas seulement celles que lui a imposé telle morale, tel système de pensées, telle croyance. Je l'apercevrais dans le plaisir (jugeant meurtrier celui qu'elle n'attendrait pas), mais aussi, ailleurs, dans le renoncement au plaisir (en vue d'une clarté accrue); dans les oeuvres les plus grandes où elle m'a été d'abord révélée et où je puis aller la retrouver sans cesse, mais aussi dans une simple chanson, pourvu qu'elle fût vraiment naïve; dans l'excès pur, la violence, les refus de quelques-uns, mais non moins, et c'est là que m'auront appris surtout les années, dans la patience, le courage, le sourire d'hommes effacees qui s'oublient et ne s'en prévalent pas, qui endurent avec gaieté, qui rayonnent jusque dans le manque. Sans doute est-on sans cesse forcé d'affronter de nouveau, avec étonnement, avec horreur, la face mauvaise de l'homme; mais sans cesse aussi, dans la vie la plus banale et le domaine le plus borné, on peut rassembler ces autres signes, qui tiennent dans un geste, dans une parole usée faite beaucoup moins pour énoncer quoi que ce soit que pour amorcer un échange, ajouter au strict nécessaire du «commerce» un peu de chaleur gratuite, un peu de grâce : autant de signes presque dérisoires, de gestes essayés à tâtons, comme pour rebâtir inlassablement la maison, refaire aveuglément le jour; autant de sourires grâce auxquels mon ignorance me pèse moins.
J'aimerais bien aller au-delà de ce peu; tirer de ces signes épars une phrase entière qui serait un commandement. Je ne puis. Je me suis prétendu naguère «serviteur du visible». Ce que je fais ressemblerait  plutôt, décidément, au travail du jardinier qui nettoie un jardin, et trop souvent le néglige : la mauvaise herbe du temps...
Où sont les dieux de ce jardin? Quelquefois je me vois pareil, dans mon incertitude, à ces flocons de neige que le vent fait tournoyer, soulève, exalte, lâche, ou à ces oiseaux qui, moitié obéissant au vent, moitié jouant avec lui, offrent à la vue une aile tantôt noire comme la nuit, tantôt miroitante et renvoyant on ne sait quelle lumière.

(On pourrait donc vivre sans espérance définie, mais non pas sans aide, avec la pensée - bien proche de la certitude celle-là - que s'il y a pour l'homme une seule chance, une seule ouverture, elle ne serait pas refusée à celui qui aurait vécu «sous ce ciel».

(La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel fût vraiment un regard.)
 Éclaircies, Paysages avec figures absentes - P. Jaccottet

**

Si je devais embrasser une chose que d'aucuns nommeraient foi, ce serait sans doute une foi de cette sorte. Énoncer "Je crois en Dieu" est pour moi trop engageant, comme une couronne que nous offririons du bout des mains et qui nous intime l'ordre de nous tenir droit. J'ai le sentiment que cette formule, exprimée en vérité, pourrait nous embraser. De lumière, comme le vert frais des feuilles de tilleul, espérons-le. Mais de flammes, comme l'huile à la langue des loups, aussi, peut-être. L'exaltation n'est pas un état que je saurais endurer trop longtemps. Et la perspective de ce risque est déjà bien trop vertigineuse pour moi.

Il est possible que, pour ménager ce pauvre corps, il faille tenir le divin à distance. De l'inscrire en filigrane sous le voile du ciel, pour se protéger de ses rayons trop aimants. Et soutenir l'accueil droitement mais aussi rarement que possible.

Que je creuse encore le risque. Quel risque en fait ? L'huile à la langue des loups. Se méfier des images, reconnaître sa faillibilité, discerner, critiquer, etc. voilà ce à quoi nous soumet (nous soumettrait?) la science. Que je prononce "Je crois en Dieu", et aussitôt l'écho "et si ...", et si ceci, et si cela, sempiternel écho, et si c'était faux. Car l'exaltation dans l'huile des images fausses devient fanatisme, une flamme qui aveugle.

***

Ce que Jaccottet ne précise pas est la relation entre, d'une part, la poésie, ou l'expérience poétique, et, d'autre part, la pensée qu'il y a de l'inconnu, de l'insaisissable au foyer de notre être.

Dans ce recueil, Paysages avec figures absentes, nous avons une situation que je trouve emblématique de ce à quoi une expérience poétique peut ressembler. Le poète, seul, au milieu de paysages presque déserts. Et le poète dit les choses de ces paysages. Mais quoi dire ? On peut chanter la beauté, sous sa forme policée - fleurs, lac, ciel, étoiles, etc. -, ou non - cadavres, fleuves de merde, etc.-; on peut exprimer sa joie, sa peine, etc. Il faut employer le format suscitateur, les règles formelles comme l'aiguillon à la croupe de l'étalon.

S'il fallait être dur à l'encontre de Jaccottet, on dirait que cet insaisissable, cet inconnu tapi au foyer de son être, n'est peut-être que l'écho lancinant de la question «Mais quoi dire ?». Terrible marteau du maître contre les têtes enclumées des poètes. Rappel brutal de leur fonction. Poète prophète, poète fonctionnaire...

Et si ce n'était que ça. Et s'il fallait renoncer à marquer l'absence comme présence, aussi infiniment lointaine qu'elle puisse être. Est-ce vraiment si grave que de trouver un réconfort dans une ouate si légère ? Quel fanatisme pourrait en sortir ? au pire, une velléité un peu vaine d'écrire un bout de mot couleur d'oubli.

   Ô bel oeil du ciel oeil profond
   je vois au travers assassine
   l'ombre étoilée de nuit mutine.
   Plus de pluie sur mon coeur tout rond.

Et que dire du ridicule ! Les moulins imaginaires ont les dents qui grincent, et la pesante bedaine du margouillat, alors qu'il crapahute sous la lampe, se répand dodelin ricanant. Le nul, excessivement précautionneux, enfant idiot qui mue en crainte cathédrale sa peur de squelette au placard.

J'exagère. (et je divague en plus - décidément, je manque de contrôle).

Je ne tiendrai pas ce propos à l'encontre de Jaccottet. Je préfère clore ce billet par une image, déjà rencontrée plus haut, et à laquelle j'adhère spécialement.

Où sont les dieux de ce jardin? Quelquefois je me vois pareil, dans mon incertitude, à ces flocons de neige que le vent fait tournoyer, soulève, exalte, lâche, ou à ces oiseaux qui, moitié obéissant au vent, moitié jouant avec lui, offrent à la vue une aile tantôt noire comme la nuit, tantôt miroitante et renvoyant on ne sait quelle lumière.
(me rappelle les mots sortant de la bouche d'Ulysse, pareil à des flocons de neige en hiver. Ulysse, le revenant, ... est-ce toi qui souffle ?)
sd

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