mardi 24 février 2015

Lieux-dits d'un malentendu culturel - B. Rigo (2b et c)

Le polynésien vit dans un continuel présent.

    a. Constat et relevés divers. L'auteur dresse un premier "état des lieux communs" sur la temporalité polynésienne et souligne l'origine (probable) de ceux-ci.

    b. Thèse de Paul Hodée. L'auteur évoque un texte de Paul Hodée qui s'était donné pour but, très exactement, l'analyse de la temporalité polynésienne. Rigo s'attache alors à montrer la persistence des tropismes relevés au premier point. Celui-ci mentionne notamment une sorte de "faux départs", et précise ce qu'aurait pu être une analyse plus profonde si elle avait été mieux amorcée.

    c. Le temps dans la langue tahitienne. L'auteur clôt le chapitre par quelques considérations sur le couple muri/mua dans l'expression de l'espace et du temps en tahitien.

J'aborde dans ce billet les deux derniers points.

b. Thèse de Paul Hodée

Rigo mentionne la thèse de doctorat de Paul Hodée (Conscience du temps et éducation chez les Océaniens, C.T.R.D.P., 1981) au motif que celle-ci illustre un point aveugle qui occulte, selon lui, ce qu'aurait pu être une réelle analyse de la temporalité polynésienne. Dans cette thèse, Hodée rapporte les citations suivantes:
"Pour le Canaque il y a des blocs pleins et des blocs vides ... de sorte qu'il n'y a pas véritablement mesure ni calcul. Même avec ces premiers nombres de 1 à 5, la vue du temps reste essentiellement discontinue et qualitative."
Leenhardt Maurice, Do Kamo, Gallimard, 1947, Collection Tel, pp. 150 et 151
"Le Rapa représente successivement quatre personnes différentes tout au long de la vie: petite enfance, enfance, adolescence, âge adulte [...]. Cependant l'âge réel ne correspond guère à ces étapes [...] Les Rapas définissent chaque période par une façon particulière d'agir et une certaine attitude."
F. Allan Hanson, Rapa, Publication de la Société des Océanistes, 1974, n°33, p. 8
Et Hodée conclut alors:
"Aussi le trait essentiel des Océaniens pour apprécier le temps, c'est le concret. La précision des chronologies, la profondeur de champ historique, l'objectivité rigoureuse des événements sont l'affaire des spécialistes."
"C'est toujours une psychologie de cueillette, l'incapacité de prévoir, d'attendre. Le Polynésien vit comme la cigale et l'Européen ainsi que le Chinois se comportent plus comme la fourmi de la fable."
Hodée évoque également les travaux du psychologue J. Montangero sur l'analyse de la perception du temps chez l'enfant de 5 à 9 ans, en vue de les appliquer à la compréhension du temps chez les Océaniens. Hodée rejoint, tout en prétendant s'en garder, les antiennes sur les peuples-enfants (thème du chapitre suivant: la puérilité), sans imagination (puisque "Fondamentalement pour les Océaniens, demain n'existe pas."), et sans art. L'inaptitude à percevoir le temps dans l'abstraction, c'est-à-dire à l'occidentale, s'explique par l'aptitude au concret.
"Tout ce qui précède, et les témoignages indiquent clairement que les Océaniens sont essentiellement sensibles "aux contenus des événements"; ce sont des esprits concrets. Les langues océaniennes sont des langues descriptives et imagées. Elles s'expriment en un langage concret et non abstrait."
P. Hodée, op. cit.

Enfin,  se fondant sur la supposée analogie entre la psychogénèse d'un individu et l'évolution d'une culture, Hodée propose une aide sous la forme d'un adulte généreux qui inviterait son jeune frère à marcher dans le même sens. Il convient, selon lui, au peuple adulte de tendre la main, "non comme des maîtres qui s'imposent, mais comme des frères qu'on invite" (sic).

Pour Rigo, Hodée a manqué dès le départ ce dont il est vraiment question ici, savoir la discontinuité du temps, sa valeur qualitative, le rapport du temps à l'espace, à la personne, ou encore sa nature sacrée. Ainsi Hodée illustre-t-il ce point aveugle engendré par une grille de lecture (occidentale) inadaptée. Rigo évoque alors un autre passage de l'ouvrage cité par Hodée:
"[Les Rapas] se préoccupent rarement de dater avec précision les faits passés ou de déterminer leur ordre chronologique [...] un individu est considéré comme enfant, adolescent ou adulte, non en vertu de son âge, mais selon son attitude et son comportement. [...] Ce principe spatial sert également à ordonner le passé. [...] Les groupes proprétaires fonciers sont des groupes de filiation. Les membres qui en font partie se réfèrent à un ancêtre commun. La topographie de Rapa est à la fois un traité de philosophie, un livre d'histoire, une charte sociale et un arbre généalogique. Un homme sans terre n'est rien. Sa vie n'a pas de sens et aucune permanence, car il n'est pas intégré à l'ordre du monde."
F. Allan Hanson, Rapa, Publication de la Société des Océanistes, 1974, n°33,  p. 38, 39, 40

Cette observation illustre, selon Rigo, et contre Hodée, le fait qu'une telle vision du temps n'est ni simple, ni superficielle. Rigo s'étonne alors que Hodée ait pu la manquer; l'absence d'un "sens historique" du temps n'est pas l'absence d'un sens du temps. Par ailleurs, ce point aveugle s'accommode mal des données objectives qui ont déjà été relevées. Ainsi, Rigo ajoute:
"Comment une société dont les ancêtres sont l'objet d'un culte, qui punit de mort les défaillances de la mémoire de ses haere pô pouvait-elle ignorer le passé ? Comment une société où rien ne peut se faire sans consulter les tahu'a, sans se concilier les dieux; où toute opération politique suppose stratégie, alliance matrimoniale; où le rahui se fait en prévision des besoins des célébrations à venir... pourrait-elle ignorer le futur, être imprévoyante ?"
  c. Le temps dans la langue tahitienne

Pour préciser un peu plus la spécificité du sens polynésien du temps, Rigo adopte une approche linguistique. Il cite une étude consacrée aux Maori (mais elle reste, selon Rigo, valable pour les Ma'ohi):
"Les Maori [...] décrivent le passé comme nga ra o mua "les jours devant", et le futur comme kei muri "derrière". Ils s'avancent dans le futur avec les yeux tournés vers le passé. En décidant comment agir dans le présent, ils examinent le panorama de l'histoire déployé devant leurs yeux et sélectionnent le modèle qui est le plus approprié et le plus utile parmi les nombreux modèles qui leur sont offerts. Ceci n'est pas vivre dans le passé, c'est utiliser le passé comme guide, investir le passé dans le présent et le futur."
Alice Metge, The Maoris of New Zealand : Rautahi cité par Marshall Sahlins, Des Iles dans l'histoire, Hautes Études. Gallimard, Le Seuil, 1989, p. 82, note 26.

Cette ambiguïté de l'espace et du temps est illustrée dans la langue tahitienne, entre autres, par le couple muri/mua, qu'on traduit généralement par derrière/devant respectivement, et ce relativement au locuteur (implicite ou explicite). Considérant les exemples suivants:
  • A muri atu : loin dans le futur.
  • I mua a'enei : il y a quelque temps.
on pourrait croire que l'emploi de muri et mua se fait sur le plan métaphorique. Or Rigo soutient que ces expressions ne sont pas des images, mais réellement des expressions (polynésiennes) de la réalité du temps. Rigo cite deux extraits pour expliciter ces subtilités (citations tronquées par moi-même)
"Dans une première conception qui est utilisée plutôt pour décrire des évéenements passés, celui qui parle observe les événements comme des pirogues qui passent devant lui. Les événements les plus anciens sont alors i mua (devant) et les plus récents i muri (derrière). Le passé est te tau i mua (ra) et le futur te tau a muri [...] Dans une deuxième conception, celui qui parle est assis dans une pirogue qui descend le fleuve du temps et il observe les évenements situés sur la berge du fleuve. Le futur est alors devant lui et le passé dans son dos [...]."
Académie Tahitienne, Fare Vana'a, Grammaire de la langue Tahitienne, p. 345
"Le temps et l'espace sont exprimés par mua et muri. Sur le plan spatial, mua c'est ce qui est devant soi et qu'on peut voir, toucher, expérimenter, c'est le réel; muri c'est ce qui est derrière soi et qu'on ne peut voir si ce n'est en faisant l'effort de se retourner, c'est-à-dire par la volonté de faire passer cet objet de muri à mua.
  Sur le plan temporel
mua, c'est ce qui est ou a été, c'est le connu, on peut s'y référer, c'est un acquis qu'on peut transmettre, qu'on peut évaluer, qu'on peut cultiver ou oublier ou même dénigrer.
 
Muri, c'est ce qui est derrière et qui n'est pas encore vécu, c'est le futur; personne ne connaît rien de ce temps qui n'est pas encore. On n'a aucune prise sur ce qui n'est pas, on ne peut le modifier. Par contre, on peut agir sur le présent pour l'améliorer en s'appuyant sur l'acquis du mua."
Turo A. Raapoto, in Tahiti Côté Montagne, Papeete, Haere Po, 1983, p. 163

Il semble que le sens premier de mua/muri corresponde, d'une certaine façon, à connu/inconnu, visible/invisible, disponible/indisponible, etc, et ce relativement au locuteur. Ainsi, l'apparente dissonance du sens polynésien du temps résulte surtout d'une sorte de diffraction du couple mua/muri à travers les catégories occidentales.

Rigo ne considère pas que l'analyse linguistique suffise à cartographier le système culturel, ici, polynésien; ne serait-ce qu'au vu du fait que langue et culture ne changent pas en même temps. Il soutient cependant qu'une telle analyse prend toute sa force dans la perspective du sens [Je dois avouer qu'à ce point du texte, je suis un peu perdue. D'après une note de bas de page, le terme "sens" est entendu selon un ouvrage de Greimas, Du sens, Paris éd. Le Seuil, 1970, p. 100, que je ne connais malheureusement pas.]. D'une certaine façon, selon lui, toute parole est imprégnée des représentations propres à une culture, et il conclut en soutenant (quoiqu'au conditionnel) avec Whorf que toute langue contient une "métaphysique cachée".

Pour ce qui est du résumé de ce chapitre, la chose est dite.

Avant de moi-même terminer, je voudrais ajouter quelques remarques. D'abord, une chose assez triviale. Il est clair que l'exemple de la thèse Hodée est assez remarquable, et s'inscrit naturellement à la suite des exemples cités dans le billet précédent. Mais, le fait que Rigo ait pu lui opposer d'autres auteurs (comme Hanson) montre qu'il y a eu, au moins, des tentatives apparemment réussies de respecter les articulations du problème (ici, la temporalité polynésienne).  Aussi eût-il peut-être été préférable de mieux situer les auteurs cités en précisant, par exemple, en quoi (ou de quoi) le cas de Hodée est représentatif.

Les précisions sur muri/mua sont intéressantes, mais je n'ai pas très bien saisi la position de Rigo par rapport à ce qu'on pouvait tirer d'une telle analyse linguistique. D'un côté, il soutient que les moyens linguistiques d'expression ne sont pas le signe indiscutable de spécificités culturelles (évacuant ainsi, entre autres, toute idée d'un génie intrinsèque à une langue), mais il conclut en disant que la langue, en tant que véhicule de sens, témoigne néanmoins d'une métaphysique cachée. N'étant pas linguiste, mais sachant les difficultés qu'a suscité (et suscite encore) l'hypothèse Sapir-Whorf, j'aurais aimé plus de précisions à cet égard. Il est possible cependant que ces précisions se trouvent dans l'ouvrage évoqué de Greimer. Pour ma part, il me semble qu'il y a peut-être là quelque chose de similaire à ce que Benvéniste avait entrepris à propos des Catégories d'Aristote (Catégories de Pensée et Catégories de Langue, Problèmes de Linguistique Générale).

Pour ce qui est de mes remarques, voilà qui est fait.
S.D.

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