jeudi 19 février 2015

Lieux-dits d'un malentendu culturel - B. Rigo (2a)

Je poursuis, dans ce billet, le résumé de l'ouvrage "Lieux-dits d'un malentendu culturel" de Bernard Rigo; entreprise commencée au billet précédent. Plus précisément, je traiterai du chapitre consacré au premier des quatre thèmes qui, selon l'auteur, structurent le discours occidental à propos de l'altérité polynésienne, savoir

Le polynésien vit dans un continuel présent.

Une remarque avant de commencer. Il est, en fait, assez difficile de résumer ce chapitre, car l'auteur établit une liste de citations plutôt conséquente. Un des objectifs de celui-ci est justement de montrer la permanence d'un certain type de discours sur toute la période qui va des premières découvertes par les occidentaux jusqu'à nos jours. Ne pouvant bien sûr pas tout rapporter, j'ai cru bon de "simuler" cette tentative en sélectionnant les citations qui m'ont paru les plus significatives. Il en ressortira une inévitable raideur que ma lectrice, mon lecteur, voudront bien, après me l'avoir imputée, me pardonner.

Étant donné sa longueur, je diviserai ce chapitre en trois billets.

    a. Constat et relevés divers. L'auteur dresse un premier "état des lieux communs" sur la temporalité polynésienne et souligne l'origine (probable) de ceux-ci.

    b. Thèse de Paul Hodée. L'auteur évoque un texte de Paul Hodée qui s'était donné pour but, très exactement, l'analyse de la temporalité polynésienne. Rigo s'attache alors à montrer la persistence des tropismes relevés au premier point. Celui-ci mentionne notamment une sorte de "faux départs", et précise ce qu'aurait pu être une analyse plus profonde si elle avait été mieux amorcée.

    c. Le temps dans la langue tahitienne. L'auteur clôt le chapitre par quelques considérations sur le couple muri/mua dans l'expression de l'espace et du temps en tahitien.

Le plan étant annoncé, commençons !

a. Constat et relevés divers

Comme le titre du chapitre le suggère, il y a une vision qui sourd à travers les textes depuis Cook jusqu'à nos jours. Cette vision suggère que l'insulaire, enfermé sur son île, son seul monde, ne connaît que l'ici et le maintenant. Pris dans une répétition permanente, il ne connaît pas l'histoire, ni le progrès. Or, rapporte B. Rigo, la découverte de la Polynésie a lieu (à peu près) au moment où s'opère, en Europe, la Révolution Industrielle (dans un sens élargi que l'auteur ne précise pas vraiment hélas). Celle-ci impliquerait une conception du temps comme intrinsèquement liée à la notion de progrès, doublée d'un rationalisme économique et scientiste, où le futur n'est envisagé que sous la forme d'un projet. Cette particularité occidentale se révèlera particulièrement vive lors des premières rencontres avec une culture qui ne partage pas cette conception, du moins, pas de manière évidente. Ainsi, lorsque Cook arrive en Polynésie, celui-ci remarque cette différence qu'il s'empresse d'interpréter comme étant une lacune.
"Plus nous poussions nos investigations sur ce point, plus nous étions convaincus de l'incapacité qu'ont la plupart de ces indigènes à se souvenir ou à enregistrer dans leur esprit l'époque où se sont déroulés des événements passés en particulier s'ils sont antérieurs à dix ou douze mois."
J. Cook, 3ème Voyage in Le voyage en Polynésie, 1777, Jean-Jo Scemla, Robert Laffont, Collection Bouquins, 1994, p. 304.

Cent cinquante années plus tard, le Docteur Rollin persiste dans cette interprétation "lacunaire" en faisant porter la faute de ce (supposé) défaut de mémoire à la précarité du calendrier lunaire polynésien.
"On comprend qu'avec ce système il leur était difficile, voire même impossible de dater un événement ou d'estimer leur âge ..."

Docteur Rollin, Louis, Moeurs et Coutumes des anciens Maoris, 1928, Éditions Stepolde, p. 242

D'autres, toujours dans une perspective "lacunaire", essaieront d'expliquer cette différence par l'abondance et la générosité de l'environnement naturel de la Polynésie.
"À l'abri des craintes provenant de soucis de la vie matérielle, les Tahitiens vivaient dans le présent et uniquement dans le présent. L'avenir était pour eux un mot vide de sens, et la pensée ne représentait pour eux qu'une suite de noms plus ou moins mythologiques fixés dans la mémoire des prêtres."
H. Jacquier, "Le mirage de l'exotisme tahitien dans la littérature", in Bulletin de la société des études océaniennes, no 73, p. 74, juin 1945.

D'autres, emploieront l'argument contraire, celui de la précarité de leur mode d'existence (et B. Rigo ne manque pas de souligner l'incongruité de l'emploi de deux arguments contraires pour soutenir une même thèse).
"Les sociétés traditionnelles sont souvent sans projet parce qu'elles éprouvent une certaine précarité dans leur mode d'existence, qui les empêche d'anticiper. Cette précarité n'est pas propre aux seules sociétés traditionnelles. On les retrouve chez les exclus et les marginaux de nos sociétés traditionnelles."
J.-P. Boutinet, Anthropologie du progrès, Paris, PUF, 1990, p. 13

D'autres encores, s'appuieront sur l'absence de saisons de l'environnement tropical (entendre saisons d'un climat tempéré, car il y a bien des saisons dans les tropiques).
"La perception du temps n'est pas la même pour les gens des îles que pour les occidentaux où le temps est de l'argent. Le Polynésien vit dans un temps sans saison [...], le temps coule comme de l'eau et seuls les événements majeurs donnent une notion du temps."
Alex W. Du Prel, "Comprendre le Polynésien", in Tahiti Pacifique, n°18, octobre 1992.

B. Rigo continue et cite plusieurs extraits insistant sur l'exclusivité du présent: le polynésien est soumis à ses appétits, incapable de concevoir le futur, il meurt sans crainte, etc.
"Quand on envisage la mentalité du Polynésien, il faut en exclure tout ce qui comporte l'idée d'avenir: elle ne peut même pas effleurer l'esprit de ces jouisseurs pour qui seul existe le temps présent."
T'Stersteven, Tahiti et sa couronne, Albin Michel, 1950, Tome I, p. 259
"Les gens paraissent mourir avec la même insouciance qu'ils ont apportée à vivre."
Paul Huguenin, Raiatea la sacrée, S.D.E.O. (Société des Études Océaniennes), 1902, Éd. Haere Po, Papeete, 1987, pp. 173-174
"Un des traits caractéristiques de la personnalité polynésienne est la tendance à vivre dans l'instant, avec une difficulté tant à conserver le passé qu'à se projeter dans l'avenir; ceci explique un certain manque d'ambition de la part des jeunes, du moins de ce que nous, occidentaux, appelons ambition."
Christine Langevin, Tahitienne, de la tradition à l'intégration culturelle, L'harmattan, 1982, p. 81

Et ce type de discours se voit même réintégré, quoique positivement cette fois-ci, chez certains auteurs polynésiens
"Les Polynésiens appréhendent la vie de tous les jours d'une manière spécifique, pas de la même façon que le ferait un occidental ou une autre communauté homogène, lesquels, eux aussi, ont une manière de vivre particulière. Cet art de vivre polynésien est sans doute la résultante de plusieurs facteurs culturels et de données de l'environnement. [...] Car il s'agit d'une philosophie de la vie très dépendante du temps présent, voire immédiat, dépourvu de contraintes matérielles et temporelles, conduisant à un bien-être instantané, qui conduit à ce que les Occidentaux la joie de vivre, alors que ce serait plutôt le plaisir ou la satisfaction, même le bonheur quelquefois. [...] En ce moment, on peut déduire que nous, Polynésiens, jouissons du présent et que l'avenir est le dernier de nos soucis."
Louise Peltzer, Extraits de la conférence donnée à l'Université Française du Pacifique le 25.11.91 in Tahiti Pacifique n°24, avril 93, pp. 40-41

Cet art de vivre est le fantasme de nombreux occidentaux: Gauguin, Gerbaut, etc. Le mode d'être au temps du Polynésien est certes différent de celui de l'occidental, mais le rapport qui en est fait traduit surtout les regrets et espérances occidentales par rapport au mode d'être occidental au temps.
"Vous ne pouvez, dans vos plus folles imaginations, vous représenter le calme de Tahiti. Le temps même ne semble pas vouloir s'écouler: les saisons n'amènent aucun changement; les années se fondent en une seule, et les époques géologiques sont inconnues. Le soleil va et vient, de même les gens naissent et meurent, mais les restes ne changent pas, ou changent si peu que l'on ne s'en aperçoit pas. Parfois, la pluie tombe, mais aucune tempête digne de ce nom n'approche ici. D'une façon générale, on peut dire qu'un éternel soleil luit sur de non moins éternels cocotiers."
Henry Adams, Lettres des Mers du Sud, 1891, in Jean-Jo Scemla, Le Voyage en Polynésie, Robert Laffont, Collection Bouquins, 1994, p. 633.

En résumé, la conception d'un temps-progrès (caractérisée par sa linéarité, l'antécédence du passé sur le futur, son historicité, ou encore son futur envisagé comme projet) fut si bien ancré dans les esprits des premiers explorateurs qu'ils interprétèrent une différence d'appréhension du temps comme une incapacité intrinsèque au polynésien, un défaut, une lacune. Ce biais fut si bien partagé par leurs successeurs (et ce jusqu'à très récemment) que ces derniers ont plus essayé de justifier cette incapacité (par la nature, l'insularité, le climat, etc.) que de remettre en question leur tropisme. Ce tropisme pourrait avoir pour origine, selon Rigo, une certaine projection fantasmatique occidentale. Comme le dit l'auteur, la magie des cocotiers n'a pas de sens pour l'insulaire.

Pour ce qui est du résumé de cette première partie, voilà qui est fait.

Aurais-je des remarques à formuler? Je dois avouer que la relative densité des références, ainsi que leur éparpillement dans le temps, est assez significative. Peut-être aurais-je préféré cependant avoir un développement plus conséquent sur certains points. Comme par exemple l'origine de la temporalité occidentale telle que l'auteur la présente (à laquelle les auteurs cités semblent s'y conformer), et notamment sa relation avec la révolution industrielle; car, après tout, les premiers contacts entre européens et polynésiens ont lieu entre le XVIème et XVIIIème siècle (voir ici), soit bien avant la révolution industrielle. Mais comme me l'a gentiment fait remarquer LeCheikh, cette conception occidentale du temps remonterait en fait à la renaissance. Peut-être que Rigo évoque la révolution industrielle en liaison avec le statut colonial de cette région qui s'est accentué, justement, en cette période (?). Sur un autre registre, il aurait été préférable d'avoir plus de précision sur la substitution  des observations occidentales par un fantasme exprimant le poids existentiel du temps-progrès-histoire. Car, il y a là, peut-être, l'origine de l'ambigüité qui tantôt valorise, tantôt dévalorise, une appréhension polynésienne du temps, plus incomprise que véritablement absente. En somme, si l'on joue le jeu en participant volontiers à ce temps-progrès (comme Cook apparemment), on verra chez le polynésien une lacune, tandis que si ce jeu nous pèse (Gauguin, Adams, etc.), on y verra plutôt une richesse. Quand bien même ce noeud me parait très plausible, j'aurais aimé être plus convaincue de son bien-fondé. En tout cas, pour ce qui est de mes remarques sur cette première partie, voilà qui est dit.
S.D.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire