vendredi 20 juin 2014

Les Pages Ratées : Baudelaire

L'albatros

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Baudelaire, Les Fleurs du mal

Il faut n'y connaitre rien, ou très peu, à l'ornithologie, ou l'art des marins, pour soutenir ce qui est proposé ici. Qu'on ait cru bon de maltraiter ainsi ce pauvre animal, l'albatros, c'est une chose difficile à comprendre. Du moins, faut-il peut-être croire que l'auteur de ces lignes fasse preuve d'une cruauté toute spéciale, et d'une mauvaise foi sans borne, pour voir en ce sympathique animal l'objet de tant de mensonges ? Regardez plutôt:


Le bon sens indique sans aucun doute possible que le portrait dressé plus haut est une somme de niaiseries ! Non, l'albatros, sur terre, n'est ni gauche, ni veule. Il ne laisse pas trainer ses ailes comme des avirons. Il les range, avec beaucoup de soin, et de minutie, dans ses fourreaux prévus à cet effet. Il n'agace pas son bec avec un brûle-gueule, et ne moque pas les infirmes. Bien au contraire, il est plein d'attention, prévenant, toujours prêt à donner un coup d'aile partout où il peut se rendre utile. Et ce, malgré son grand âge !

Oh, et puis, qu'on ne croit pas me tromper en m'opposant qu'il est prince, mais seulement dans les airs. Et quoi ! Ôtera-t-on ainsi à la vue des honnêtes hommes l'image réelle de notre vieil ami ? Faut-il équarrir des nuages en planches pour une scène où se jouera l'interprétation ailée d'un énième Roi-Lyre ? Non. Ce ne sont que subterfuges, tromperies, illusions, et balivernes. C'est ne pas vouloir voir la vieillesse pendre au bec de ce tendre ami. Soyons raisonnables. Il a beaucoup servi, et beaucoup aidé. Il aidera encore tous ceux qui l'appeleront. 

Je crois cependant comprendre la détresse de l'auteur de ces lignes. Ce n'est finalement que l'expression d'un regret. Il aurait aimé sans doute passer plus de temps avec son ami. Il refuse maintenant, et se vêt d'un manteau de sottises pour éviter l'affront.

Voir deux béquilles sous ses ailes l'empêcher de marcher.
Scons Dut

PS: "Vous aurez compris, n'est-ce pas, que l'on s'adresse à moi." S.D.

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