vendredi 26 juillet 2013

Théorie des Eléments chez Cadipso

Prolégomènes à la Combinatoire des Qualités Secondes

1. Présentation

Cadipso est décidément un poète bien étrange. Les Prolégomènes à la Combinatoire des Qualités Secondes (PCQS) forment un petit opuscule en marge de ce à quoi l'écrivain habitue ses lecteurs.  Quoique, le poême précédent montre assez clairement son goût prononcé pour les labyrintes ... Et peut-être s'agit-il de cela ? Voilà une chose qu'on ne pourra décider qu'au terme de cette enquête.

Les PCQS prennent la forme d'un court traité didactique qui entend exposer au public une méthode sûre et claire de combiner certaines images en vue de produire un effet poétique plus ou moins marqué. Et Cadipso ajoute aussitôt "dans les limites qu'impose la raison au saisissement des impressions envolées". Comme son nom l'indique, l'ouvrage semble se donner pour tâche de tracer l'esquisse d'une sorte de physique des qualités secondes. La qualité seconde est une notion qui s'oppose à celle de qualité première. Pour dire les choses assez sommairement, je dirais que la physique telle qu'on la pratique au lycée, à l'université et ailleurs se préoccupe la plupart du temps (ami·e·s physicien·ne·s ?) des qualités premières, c'est-à-dire des qualités qui ne sont pas perceptibles par nos cinq sens, et qui pourtant sont les principes desquels découlent toutes nos perceptions. Ainsi, la boule de cire offre sous mes doigts une pâte tendre et malléable que je peux pétrir autant qu'il me convient. Mais dès que je la soumets trop longuement à la flamme d'une chandelle, je la vois se nourrir de chaleur et se liquéfier. Je ne sais plus qui s'étonnait (citation approximative): "Serait-ce donc Protée pour changer ainsi de forme au point de paraître méconnaissable ? et serait-ce encore Protée quand Protée change sans cesse ?". La physique répondra que les qualités premières de la boule de cire ne sont ni dans sa solidité molle, ni dans sa fluidité, mais dans le nombre et le mouvement des particules qui la composent. Cette solidité s'explique par une compression plus importante et un mouvement moindre de ces atomes, tandis que la fluidité accrue de la cire exposée à la chaleur est induite par l'agitation plus grande que suscite ce gain d'énergie. Et c'est une belle chose que de formuler les choses ainsi, lorsqu'il s'agit de chercher dans la nature des lois pour soumettre les non-humains.

Cette physique explique ainsi les qualités secondes en fonction des qualités premières. Mais il n'est pas certain que cette explication épuise les enchaînements subtils que renferment ces qualités secondes. Le nombre et le mouvement des particules expliquent-ils le regard amusé et le plaisir de pétrir une pâte rouge qu'on sent petit à petit fondre sous ces doigts ? Ce que Cadipso nous dit, et d'autres l'ont dit avant lui, c'est qu'il faut une physique des illusions, une mécanique des impressions. Cadipso avoue toutefois combien une telle tâche est difficile, et c'est pourquoi il se propose de ne former que le premier degré de cette science à venir, si tant est qu'elle soit possible. Mentionnons tout de suite, au passage, que Cadipso n'est pas effrayé par le caractère un tant soit peu mécanique, cérébral et réducteur du projet qu'il soutient, car comme il le dit "la règle montre la rectitude, et c'est notre bon plaisir que de la placer comme ci, et puis comme ça". Le premier degré de cette science commence par une classification volontairement naïve et ad hoc des impressions, et Cadipso cherche à tracer les "directions dans lesquelles semblent se déployer l'art subtil des combinaisons d'images". Puisqu'un trait, aussi petit soit-il, suffit à indiquer une droite, Cadipso entend présenter une combinatoire de cette géométrie prise en son germe, c'est-à-dire, au plus près du point de bifurcation.

2. Premier principe

Le principe fondamental de la méthode peut se résumer par la formule suivante

(1) Recherchez les couples de qualités secondes 
qui peuvent consituer les extrémités d'un segment rectiligne.

Donnons tout de suite quelques exemples de tels couples: chaud/froid, visqueux/fluide, transparent/opaque, crystallin/amorphe, incurvé/rectiligne, lisse/rugueux, gras/sec, humide/sec, salé/sucré, tonique/flasque, tendre/ferme, plastique/métallique, etc ...

Il est assez amusant de remarquer que chacun de ces couples suggèrent non seulement une direction, mais également une orientation. En effet, on peut distinguer pour chacun d'eux un terme plus "énergétique" que l'autre, faisant ainsi apparaître comme une différence de potentiel. Ainsi, dans la relation chaud/froid, il est assez clair que le potentiel le plus élevé est du côté du chaud. En adjoignant + et - aux termes respectivement plus et moins énergétiques d'un même couple, on obtient pour les couples cités les structures suivantes: chaud(+)/froid(-), visqueux(-)/fluide(+), transparent(+)/opaque(-), crystallin(+)/amorphe(-), incurvé(-)/rectiligne(+), lisse(+)/rugueux(-), gras(-)/sec(+), humide(-)/sec(+), salé(+)/sucré(-), tonique(+)/flasque(-), tendre(-)/ferme(+), plastique(-)/métallique(+), etc ...

Bien sûr, ces attributions sont relativement arbitraires dans la mesure où chacun est en droit d'estimer l'orientation d'un couple autrement. Il est cependant remarquable que chacun puisse en principe associer une orientation. Cadipso parle de "pôle négatif", pour le terme de faible potentiel, et de "pôle positif", pour le terme de fort potentiel.

3. Exemple

A partir de tels couples, il est déjà possible d'écrire des poêmes que Cadipso qualifie de "statiques". Je ne suis pas très sûre pour l'instant de ce qu'il entend précisément par là, mais la suite éclaire quelque peu cette idée. Un poême statique peut être vu, de manière abstraite, comme un champ de forces induit   par la présence ou l'absence de certains pôles, ou plutôt par les différences de potentiels (qualitatives!) entre ces pôles. Je donne tout de suite un exemple (de mon propre cru) avec les couples chaud/froid et sec/gras.
Une langue de flamme huileuse
Pénétra sous la glace sableuse
Extirpa des cadavres fumants
Les tendons et les chairs adipeuses
Délaissant les os bleus des amants
Les coeurs secs comme pierres d'Ibraman.

Evidemment, l'exercice est quelque peu forcé et il est à peu près certain que je ne remporterai aucune palme pour ces vagues ennéasyllabes en anapeste (remarquez Ibraman, nom inventé pour l'occasion ^^). J'ai associé chaud (+) et gras (-) d'un côté (flamme huileuse, cadavres fumants, chairs adipeuses), sec (+) et froid (-) de l'autre (glace sableuse, os bleus, coeurs secs comme pierres). Par ailleurs, si on prête attention à l'ordre (tout à fait fortuit ^^) dans lequel apparaissent les différents pôles, on voit apparaître de manière explicite le réseau des qualités secondes qui sous-tendent la strope.

chaud (+) et gras (-)
froid (-) et sec (+)
chaud (+)
gras (-)
froid (-)
sec (+)

Notez déjà que l'orientation naturel des pôles positifs vers les pôles négatifs impriment à la strophe un mouvement particulier. 

4. Second principe

Pour être tout à fait précis, les axes chaud/froid et sec/gras ne sont pas tout à fait sur le même plan. Il semble bien que l'axe chaud/froid domine l'axe sec/gras par les règles qualitatives "chaud implique gras" et "froid implique sec". En notant (M) (resp. (m)) l'axe majeur (resp. mineur), on obtient la structure plus fine suivante
chaud (M+) et gras (m-)
froid (M-) et sec (m+)
chaud (M+)
gras (m-)
froid (M-)
sec (m+)

On voit apparaître ainsi un jeu de symmétries qui forment comme une structure rythmique. Bien que nous n'en sommes qu'à la partie statique, une dynamique est déjà perceptible en filigrane. En réalité, ce que nous avons mis en évidence par la distinction entre l'axe majeur et mineur, c'est la possibilité de former des couples dont les termes sont eux-mêmes des couples, et Cadipso parle alors de couple d'ordre supérieur. Ainsi le couple R1 = (chaud/froid)/(sec/gras) est un couple d'ordre 1 dont les termes sont les couples  A0 =(chaud/froid) et B0 = (sec/gras). Les couples d'ordre 0 sont simplement les couples de qualités secondes dont nous avons déjà donnés quelques exemples ci-dessus. Un couple d'ordre n est un couple dont les termes sont des couples d'ordre n-1. Tout comme les termes d'un couple d'ordre 0, les termes d'un couple d'ordre supérieur peuvent également recevoir une polarité. C'est ce que j'ai présenté implicitement lorsque j'ai distingué l'axe majeur (A0) et l'axe mineur (B0) dans le couple R1. 

Il me semble que ce que Cadipso désigne par dynamique correspond à une sorte de statique d'ordre supérieur. Le poète soutient que le mouvement naturel provient (presque) toujours d'une polarisation des termes d'un couple d'un certain ordre. Les polarisations des couples d'ordre faible sont comme des micro-mouvement, tandis que celles des couples d'ordre élevée sont comme des macro-mouvements.  Ceci conduit à la formulation de son deuxième principe fondamental

(2) Chercher à garantir la compatibilité des différents ordres du mouvement.

Malheureusement, Cadipso reste assez évasif sur ce deuxième point. L'interprétation la plus naïve, en tout cas la seule que j'ai pu trouver, consiste à assurer à chaque niveau de détails (intra-vers, inter vers, inter strophes, etc ...) une cohérence du mouvement, c'est-à-dire un mouvement du positif vers le négatif ou du négatif vers le positif. 

5. Conclusion

Je crois important de rappeler que Cadipso ne tient pas ces règles pour des lois absolues. Il admet très volontiers qu'il ne serait pas choqué par la présence d'un mouvement brisé, comme une fausse note, dans le poême. Mais il faut que cette "fausse note" prenne un sens et participe à l'organicité de l'oeuvre, sans quoi cette note pourra véritablement être jugée fausse. Disons qu'avant de briser les règles, il est plus profitable de s'en accommoder en premier lieu.

Ces ordres imbriqués, les micro-mouvements, les macro-mouvements, etc ... tout cela révèle un sens aigu de l'ambigüité chez Cadipso, voire même un certain fétichisme de l'alambiqué. Je trouve que cette théorie des éléments, réserve faite de tout ce qu'elle peut comporter de réductionnisme forcené, montre clairement l'importance du labyrinthe dans l'oeuvre du poète. C'est une chose que j'avais déjà souligné à propos du poême Aux heures inconstantes, les ombres passent (Ahilop). Ce dernier fut composé avant la publication des PCQS, mais il serait intéressant d'essayer d'analyser l'Ahilop selon cette grille. J'y consacrerai probablement un futur billet.

Ma seule réserve quant aux PCQS concerne le privilège accordé aux qualités secondes comme matériau fondamental (les couples d'ordre zéro). On ne voit pas en effet comment la structure métrique ou l'organisation des rimes, par exemple, s'insère dans le schéma de Cadipso. Peut-être faut-il lui accorder que son propos ne visait que la manipulation des images, sans viser la langue dans laquelle elles sont projetées, si tant est qu'il soit possible de facilement séparer la métaphore de son expression. Ce structuralisme forcené qui anime Cadipso est probablement la tentative, la plus touchante qu'il m'ait été donné de voir, et probablement la plus vaine, de faire de la poésie directement dans le coeur des gens ...

Quoiqu'il en soit, j'invite chaleureusement mes lectrices et mes lecteurs à se prêter au jeu, et je serai plus que ravie de lire quelques uns de vos essais en commentaires. Just for fun :D

Scons Dut

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