mercredi 5 juin 2013

Témérités (1)


Aux heures inconstantes, les ombres passent.

Adieux Songes ...

Le Soleil se lève et celui-là vous quitte. 
La Nuit vous emporte, vous et l'encens, vous et les poisons, 
Et lui, 
Il se lève, et il se réveille. 

Les perles rosées aux doigts de l'Aurore
[se moquent de votre mal en train ... 
Comme elles sont fraîches ! comme elles sont claires ! 

N'approchez pas vos yeux démons, c'est un feu pur qui les illumine. 

Haha, il vous a prévenu, enfants de Brume.

Ne pleurez pas. 
C'est là une propriété connue du rayon azuré. 
Le trait, comme l'esprit, dans la sphère liquide,
[se réfracte en d'innombrable fils; 
On dirait Arachné flamboyante, haha ! 
C'est de l'ambre, feu ses compagnons, du pauvre Phaéton. 
Il a comme vous, observé son père, l'Orbe enflammée:
[un rayon de son char l'a foudroyé. 

Et pour vous, ô pauvres amis, c'est la goutte
[d'eau rhododactyle qui vous a noyé ? 

Comme vous êtes faibles, comme vous êtes solubles ! 

Allez, allez. 
Il vous entend. 

Laissez-le apprécier, un temps encore, l'illusion du miroir.




Car, c'est lui que la Nuit emporte

O. Cadipso
·: ·: ·: :· :· :·

Le poème Aux heures inconstantes, les ombres passent. (Ahilop) de Cadipso (poète assez mineur, il faut le dire) relève d'un genre que j'affectionne particulièrement, à savoir la descente dans le monde des morts. C'est là un vieux thème qu'on retrouve dans l'Odyssée d'Homère, les légendes d'Orphée et d'Héraclès, les Voyages Extraordinaires de Lucien, la Divine Comédie de Dante, Spawn, et bien d'autres oeuvres encore où il s'agit toujours de confronter les vivants et les morts. Quoi de plus fascinant, en effet, que cette frontière inconnue qui sépare les ténèbres de la lumière ! :) Dans ce billet, je me propose de révéler quelques unes des dimensions du texte de Cadipso. Cette analyse relativement formelle ne doit pas effrayer le lecteur. Si j'adopte une telle approche, c'est dans l'espoir peut-être vain de pouvoir partager avec lui une perception commune, et par là, une émotion commune. Il faut simplement ajouter, avant de commencer, que j'ai tenté dans la mesure du possible de restituer le texte de Cadipso de façon à rester fidèle à la mise en page originale; je n'ai hélas pas pu trouver d'accès en ligne à son oeuvre vers lequel j'aurai pu renvoyer le lecteur.

Mon analyse se développera selon les axes suivants:

  1. Les personnages : influence des mythes de l'Antiquité
  2. Formes d'énonciation et théâtralité
  3. Jeux de symétries, labyrinthe
Je terminerai, très scolairement, par une conclusion dans laquelle j'essaierai de montrer ce caractère que l'on retrouve en filigrane dans toute l'oeuvre de Cadipso, à savoir, ce que j'ai appelé une sorte d'enchantement intranquille; pour prendre, non sans humour, le contrepied du célèbre analyste R. Caron lorsqu'il introduit la notion de désenchantement tranquille dans l'oeuvre de H.-W. Ruyermas. Et puisque je viens de conclure :) commençons !

Afin de faciliter les références au texte, j'ai décidé de le découper de la façon suivante. Le poème comporte, outre son titre, 11 strophes séparées par des sauts de lignes (quelque fois plusieurs sauts de lignes) que nous noterons S1, S2, ..., S11. Ainsi, par exemple, la strophe S1 comporte l'unique vers "Adieux Songes ...", et la strophe centrale S6 est "Ne pleurez pas [...] l'a foudroyé.".

1. Les personnages : influence des mythes de l'Antiquité

Rien de plus agaçant, n'est-ce pas, que de lire une oeuvre où s'entassent pêle-mêle de multiples références croisées et d'inextricables traits d'esprits dans un beau maelstrom d'où seul Dédale pourrait s'échapper ! Effectivement, c'est là une opinion bien partagée. Elle doit cependant s'appliquer aux cas où la valeur de l'oeuvre réside uniquement dans cet effet de culture. Et la question se pose de savoir si l'Ahilop tombe sous le coup de cette accusation. Mais pour y répondre, il faut bien, dans un premier temps au moins, chercher à démêler les multiples fils qui forment ce tissu imperméable à notre regard. Ce n'est qu'à la suite de cela, qu'on pourra juger l'étoffe en fin connaisseur.

Il va sans dire que Cadipso est formé à l'école classique. Les personnages invoqués dans l'Ahilop sont de très anciennes figures qui remontent pour la plupart aux temps d'Homère et d'Hésiode. Pour les décrire, je m'appuierai sur les excellentes Métamorphoses d'Ovide. En fait, la lecture montre qu'on distingue d'une part, un groupe de personnages nommés, et de l'autre un unique personnage anonyme (dans le deuxième vers "... et celui-là vous quitte") auquel je me référerai par Personne :) Les personnages nommés sont, dans l'ordre d'apparition: les Songes, le Soleil, la Nuit, l'Aurore, Arachné, Phaéton.

Les Songes, la Nuit et l'Aurore sont des figures que l'on retrouve dans les Métamorphoses d'Ovide dans le chapitre consacré au dieu Sommeil: [XI, 591] "Près du pays des Cimmériens, un mont creusé en voûte, recèle un antre profond, du Sommeil nonchalant retraite et palais solitaire. Soit que le soleil se lève à l'orient, soit qu'il arrive au milieu de sa carrière, ou que vers l'Hespérie il abaisse son char, jamais ses rayons ne pénètrent l'obscurité de ces lieux. D'humides brouillards les environnent. Un jour douteux à peine les éclaire. Jamais le chant du coq n'y appelle l'Aurore. [...] La Nuit exprime leurs sucs assoupissants, et les répand dans l'univers. [...] Au fond s'élève un lit d'ébène fermé d'un rideau noir. Là, plongé dans un épais duvet, le dieu sans cesse repose ses membres languissants. Autour de lui, sous mille formes vaines, sont couchés des Songes, égaux en nombre aux épis des champs, aux feuilles des forêts, aux sables que la mer laisse sur le rivage." 

On remarque ainsi la proximité des métaphores de Cadipso. Chez les deux poètes, on retrouve le champ lexical et sémantique de la brume, de l'illusion, des vapeurs et des drogues comme le montre le troisième vers de l'Ahilop "La Nuit vous emporte, vous et l'encens, vous et vos poisons". L'Aurore a un statut plus particulier. En effet, dans les vers "les perles rosées aux doigts de l'Aurore se moquent de votre mal en train" et "Et pour vous, ô pauvres amis, c'est la goutte d'eau rhododactyle qui vous a noyé ?", il y a une référence explicite à l'expression homérique "Aurore aux doigts de rose"; rhododactyle étant une transposition directe de l'adjectif rhododaktulos (ῥοδοδάκτυλος) et signifiant littéralement "doigt de rose".

Le groupe consitué de Soleil et Phaéton est également présenté dans les Métamorphoses d'Ovide (II, 1-336). La légende raconte qu'un jour, Phaéton demanda à conduire le char du Soleil son père. Ne pouvant lui refuser ce voeu, le Soleil accepta à contre-coeur de lui prêter son char de feu. Cependant, Phaéton perdit le contrôle du char, et Zeus le foudroya afin de protéger la terre de ce feu destructeur. Les Héliades soeurs de Phaéton, apprenant sa mort, se métamorphosèrent en peupliers et leurs larmes en ambre. Cette source mythologique est particulièrement explicite dans les vers centraux de l'Ahilop: "C'est de l'ambre, feu ses compagnons, du pauvre Phaéton. // Il a comme vous, observé son père, l'Orbe enflammée: un rayon de son char l'a foudroyé.". A ceci près que Cadipso tord légèrement la légende en attribuant la mort de Phaéton au rayon (d'une roue) du char. Cette torsion se justifie par d'autres considérations que je présenterai dans la section 3.

Enfin, le personnage Arachné, introduit dans le vers central "On dirait Arachné flamboyante, haha !", est évoqué au chapitre (VI, 1-145) des Métamorphoses. La légende raconte que la lydienne Arachné s'étant prétendu plus habile au tissage que Pallas Athéna, provoqua la colère de la déesse. Athéna lui proposa de se mesurer à elle lors d'un concours. Cependant, Arachné remporta le concours, et Athéna folle de rage la transforma en araignée, ne lui laissant que pour seul prix de sa victoire son talent de tisseuse. L'allusion métaphorique d'Arachné dans la strophe central de Cadipso fait suite au vers "Le trait, comme l'esprit, dans la sphère liquide, se réfracte en d'innombrables fils;" dans lequel les multiples réfractions du rayon dans la goutte d'eau semblent tisser une toile de lumière.

En ce qui concerne les sources mythologiques de l'Ahilop, voilà qui me semble suffisant.

2. Formes d'énonciation et théâtralité

Il n'aura pas échappé au lecteur que la section précédente n'a pas précisé le statut du personnage le plus étrange de ce poême, à savoir le personnage anonyme que j'ai décidé de nommer Personne. Personne est toujours présenté à la troisième personne du singulier. Ainsi donc, Cadipso introduit une première distance entre Personne et le narrateur. Cependant, Cadipso mêle subrepticement une forme d'énonciation au style indirect où le narrateur est distinct de Personne, et une forme d'énonciation au style direct où Personne semble prendre la parole. Par exemple, les strophes S2, S3, S9, S10 et S11 relèvent assez clairement du style indirect; le narrateur décrit manifestement une situation impliquant Personne, et établit ainsi une certaine distance avec ce personnage. Les strophes S1, S4, S5, S7 et S8 penchent au contraire du côté du style direct, dans lequel Personne prend la parole et interpelle les autres personnages (les Songes en fait). Notez cependant que la strophe centrale S6 est ambigüe, car elle semble commencer par un style direct et finir par un style indirect. Et en réalité, chaque strophe semble être un mélange de style direct et de style indirect; déséquilibré tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, ou bien équilibré au point d'être véritablement ambigü. Cette ambigüité nous invite à prendre le contre-pied de notre première démarcation, et à inverser les rôles, ne serait-ce que pour voir ce qu'il se passe.

Pour l'instant, on peut se contenter de remarquer que l'alternance entre les deux formes d'énonciation instaure une certaine forme de théâtralité. Pour montrer cela, je voudrais, au moins dans un premier temps, soutenir une thèse un peu extrême en affirmant que les strophes de Cadipso sont, dans l'intention, à peu près de la même taille. Ou plutôt, les vides entre les strophes ne sont pas véritablement des vides inter-strophes, mais font, au contraire, partie des strophes. Les vides sont des occasions de laisser se dérouler une action hors-texte. Par exemple, le vide entre les strophes S4 et S5 semble suggérer que les Songes, ces enfants de la Brume, n'ont pas écouté l'ordre de ne pas approcher leurs yeux, et la moquerie au début de la strophe S5 ("Haha [...]") indique que ces enfants se sont effectivement brûlé les yeux. On retrouve une telle action hors-texte entre les strophes S5 et S6.

Si les vides avant la strophe centrale suggèrent plutôt des actions physiques, les vides après la strophe centrale sont d'une autre nature. Entre les strophes S7 et S8, le lecteur a l'impression que les Songes ont répondu à la question, et la strophe S8 vient comme réconforter, d'un air un peu taquin, ces enfants de la Brume. Mais entre S8 et S9, il y a un changement brusque, marqué par le retour assez franc au style indirect. Le narrateur semble reprendre le flambeau et s'adresser directement aux Songes, en leur intimant de laisser Personne tranquille. 

Le vide le plus marqué du texte est sûrement celui qui précède la dernière strophe. Cette longue pause fait évidemment écho au vers de l'avant-dernière strophe "Laissez-le apprécier, un temps encore, l'illusion du miroir". Le lecteur est comme invité à s'asseoir avec le narrateur, près des Songes, pour regarder Personne s'éloigner lentement. Et lorsque Personne est presque indistinct, le narrateur clôt le poême par une formule incisive "Car, c'est lui que la Nuit emporte" (remarquez l'absence de point final). Il y a là, véritablement un retournement de situation total. En une formule, tout l'édifice construit s'inverse: c'est Personne qui s'en va dans la Nuit au lieu de se lever avec le Soleil, c'est Personne qui s'endort au lieu de se réveiller, c'est lui qui est faible et qui est soluble. C'est lui l'enfant. Au risque d'anticiper un peu sur la conclusion, il y a là quelque chose comme un entêtement étrange de Personne à inverser les choses, entêtement qui s'explique tout simplement par la peur enfantine du noir, la peur plus adulte de la mort. Et ces songes, et ce narrateur en sont si tourmentés qu'ils préfèrent laisser à Personne un temps encore le plaisir de cette illusion.

On le voit, l'alternance des formes d'énonciation et le jeu sur les vides entre les strophes introduisent un espace hors-texte où peut se dérouler une action particulière. Et il est intéressant de voir comment cette action hors-texte se superpose aux différents points d'appui que forment les vers proprement dits. On voit ainsi se dessiner une forme de théâtralité très proche des considérations sur le hors-champ en théorie du cinéma. En tout cas, voilà qui conclut cette seconde section.

3. Jeux de symétrie, labyrinthe

Le lecteur aura sans doute remarqué que le poême admet une structure particulière. D'un point de vue formel, le texte semble s'articuler autour de la strophe centrale S6 à la manière d'un palindrome. Ainsi, en comptant le nombre de vers, on remarque que la strophe S5 fait écho à la strophe S7, S4 à S8, S3 à S9 et S1 à S11; on note que seul le couple S2/S10 semble faire exception, puisque S2 comporte 4 vers, alors que S10 n'en comporte qu'un. Mais c'est oublier ce que j'ai montré dans la section précédente. La strophe S10 comporte un vers proprement dit, mais également le vide qui le suit, de sorte que l'equivariance de S2 et S10 est rétabli.

On retrouve de tels jeux de symétries à divers endroits du texte, et il est probable que j'en manque un certain nombre. Ainsi, la strophe S1 "Adieu Songes ..." pourrait être la dernière parole de Personne lorsque le narrateur retourne la situation à la strophe S11 "Car, c'est lui que la Nuit emporte". Ou encore, dans la strophe S2, le premier vers "Le Soleil se lève [...]" entre en résonnance avec le dernier vers de S2 "Il se lève, et il se réveille" via un jeu de rimes en chiasme. De même, l'Aurore est introduite à la strophe S3 "Les perles rosées aux doigts de l'Aurore", et cette figure semble être une torsion délibérée de la formule homérique "Aurore aux doigts de rose". Cette torsion déforme le sens de rose comme fleur vers rosée comme phénomène de condensation, et amène ainsi une dimension aquatique de transparence et de pureté à l'Aurore. Cette dimension aquatique est d'emblée opposée au "feu pur" (strophe S4) qui illumine la rosée. 

La strophe centrale est particulièrement travaillée. D'abord, elle achève cette transmutation élémentaire par l'évocation de la lumière, à travers la métaphore du réseau des rayons lumineux réfractés dans une goutte d'eau comme étoffe de lumière tissé par Arachné. Cette étoffe, est comparé au passage, à la substance spirituelle ("Le trait, comme l'esprit, [...]") et renvoie à la luminescence de Personne (du moins tel est ce qu'il croit être); Cadipso fait ici un trait d'esprit en un sens très profond. La seconde moitié de la strophe centrale introduit subtilement l'idée de la mort: "C'est de l'ambre, feu ses compagnons, [...]". En effet, il faut se rappeler que l'ambre a pour origine mythologique les larmes des Héliades pleurant la mort de Phaéton. Le dernier vers de la strophe centrale finit d'évoquer explicitement la mort par le foudroiement de Phaéton, et en opérant par la même occasion une remarquable mise en perspective des "perles rosées aux doigts de l'Aurore" et de "l'Orbe enflammée" (le Soleil). Il y a là une annonce.

La seconde moitié du poême évoque explicitement ces jeux de symétries "Laissez-le apprécier, un temps encore, l'illustion du miroir", et comme je l'ai expliqué dans la section précédente, le dernier vers agit comme un révélateur (au sens du développement photographique). Il transforme le positif en négatif, le noir en blanc, le blanc en noir, le sommeil en réveil, le réveil en sommeil, la mort en vie et la vie en mort.

Conclusion

On l'aura compris. Ces multiples symétries, ces transformations subreptices, ces sorties qui n'en sont pas, etc ... tout cela conduit à former un labyrinthe d'une sorte très particulière. Ces murs sont faits de rosée, de gouttes d'eau, de vapeurs, de brume, de fils de lumière tressée, de feu, de flammes, de lumière et d'ombre. Autant d'illusions qui confèrent indubitablement une atmosphère enchantée à l'Ahilop; mais cet enchantement fait aussi partie du labyrinthe. Le titre nous le rappelle d'une certaine façons: Aux heures inconstantes, les ombres passent. L'intranquilité de ce labyrinthe vient du fait que, malgré tout, le Minotaure y rode. Inlassablement.

Et vous même qui lisez ce feuillet, êtes-vous sûrs de bien savoir où vous êtes ?

O. Cadipso


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